Nu couché

Nu couché
Renoir

jeudi 24 avril 2014

Le poids des mots...

Ce qu'il y a de plus énervant et de plus humiliant depuis pas mal d'année dans ma vie de grosse ce sont les mots lénifiant qu'on essaie d'employer pour me décrire.
Je traduis: ras le bol des litotes, euphémismes et autres figures de style consistant à trouver des synonymes affligeants pour tenter d'adoucir ma dure réalité de grosse.
Marre de lire "big is beautifull ! " d'abord big, à l'origine ça veut dire "grand", le mot, le bon qu'il faut employer c'est "fat" !  Marre d'être plus-size, ou ronde....non, non, non je m'entête, je suis grosse et c'est tout.
D'ailleurs je lance un appel aux marques grandes tailles, cessez, s'il vous plaît de nous prendre pour des billes et de croire qu'il faut chercher à nous cirer les pompes, ou à nous consoler pour nous vendre des fringues. Déjà si on commençait par faire des collections intéressantes on n'aurait pas besoin de se creuser la tête (ou de faire semblant) pour trouver une ligne publicitaire à deux ronds !
Alors non je déteste les noms de collections: collection plus (H&M, oui ok je suis plus que la taille normale, j'ai bien compris), taillissime (sérieux, il faut faire un néologisme pour m'habiller, en plus un espèce de super-superlatif!), inspire (alors là New Look, tu te payes ma tronche, est-ce que c'était ironique, genre, on est pas inspirés pour faire des vêtements à ces tailles-là !), curve (Non mais Asos, merde, t'as pas trouvé autre chose que des courbes)... et je ne cite que les plus connues. Il y a quelques temps j'ai même croisé une boutique spécialisée grandes tailles; devinez le nom... allez.... Méga-Mode ! Nan mais franchement ! J'ai eu la sensation d'être une super-nova, une géante gazeuse ou autre truc de l'espace.

Alors, oui merci aux enseignes qui font simple et qui proposent toutes les tailles, merci Evans par exemple ! Merci aussi Mango qui sort une marque avec un nom sans connotation, et aux autres dont je ne parles pas...

Bon, oui, c'est bien, bravo Mango....hum ! Euh ! Mais attendez ! Problème de connotation là encore ! C'est quoi une connotation ? Ce sont des idées qu'on amène dans le choix d'un terme, d'une expression de manière implicite (non-dite clairement). Là sur l'image choisie par la marque on amène l'idée que la grosse est aussi une chaudasse ! Oui grave, vous avez vu ces courbes, cette position, ces talons !!
Voilà mon second problème, la grosse semble coincée dans sa manière de se dire, donc de se définir entre deux extrêmes, on lui demande soit de s'excuser d'être ce qu'elle est en diminuant sa réalité (ronde, large, forte, bien batie...) ou d'être une pétasse affriolante qui s'assume: pulpeuse, voluptueuse, gorgeous... si si, ne levez pas les yeux au ciel ces mots ont bien une connotation sexuelle, charnelle.
Regardez cet article, par ailleurs fort bien illustré:
Oui le modèle est magnifique et c'est bien de voir plus de femmes grosses dans les magasines mais vous avez remarqué le titre: les journalistes de mode sont tellement en panne d'inspiration quand il s'agit de traiter un sujet pareil qu'ils sont allés chercher Baudelaire (le pauvre !). 
Et puis voilà, ce titre, on dirait un slogan de Spa, de centre de massage ou autres endroits réservés au plaisir... et là, vous me voyez arriver... on en retombe toujours sur grosse=bouffe=plaisir.... et ça c'est fatiguant. 
Et si on s'autorisait à être comme tout le monde, c'est pas parce qu'on fait une taille 42, 50, 60 qu'on a envie d'être effeuilleuse (et je n'ai rien contre celles qui le font), on peut vouloir une mode responsable, chic, classe, fonctionnelle, plaisante  sans hypocrisie ni excès... qui nous ressemble en somme. 


Pourquoi penses-tu que tu es grosse ?

C'est quoi être gros ? Je ne vais pas m'appesantir sur cette question; le problème est beaucoup trop vaste et trop psychologique pour qu'une fille comme moi y réponde. Néanmoins je sais que c'est davantage dans la tête que ça se passe; on peut se "sentir" gros. Mais pourquoi ? Parce qu'on interprète certains indices et que peu importe ce qu'on dit en face de nous ou l'image que nous renvoie le miroir, on sait qu'on l'est.
A vous qui vous reconnaîtrez dans ces "trucs", je vous affirme que vous faites partie du club.

1. Tu sais que tu es grosse quand tes parents, tes amies, les vendeuses t'ont souvent répété que tu est "compliquée" à habiller, que "tout ne te va pas" ou que "cette forme te met plus en valeur"; Dieu que cette phrase est affreuse quand on y songe, l'habillement ferait notre valeur, notre prix ?

2. Tu connais le mot "dysmorphie", ce mot extrêmement compliqué qui désigne la faculté de notre cerveau (de notre inconscient surtout) à nous tromper sur l'image renvoyée par le miroir. C'est le mécanisme du déni qui nous conduit à nous voir beaucoup moins gros qu'on ne l'est, à ne pas déceler les changements de notre corps (ah tiens, j'ai prix dix kilos mais je n'avais rien vu...), ou même à se voir plus gros qu'on ne l'est en réalité. Pas jouasse !

3. J'ai casé deux mots compliqués appartenant au vocabulaire de la psychanalyse et ça ne t'as pas dérangé...normal tu as forcément eu affaire à un psy toutes ces longues années, ou lu des articles sur le sujet...d'ailleurs tu as peut-être tapé dans ton google des phrases du genre "ne pas voir son corps, grossir sans s'en rendre compte, accepter ses formes...".

4. Si tu échappes que tu as vu un psy, consulté, que tu fais une thérapie ou une psychanalyse...tout le monde trouve ça parfaitement normal, logique voire "très bien pour toi". Ben oui, quoi ? ... ah non personne ne t'as demandé exactement pourquoi! C'est peut-être à cause de ta phobie des pigeons mais pour tout le monde c'est clair comme de l'eau de roche, tu es grosse, tu en souffres, tu dois te faire suivre. Ou variante possible: tu as souffert, tu as grossis, tu cherches à maigrir.

5. D'ailleurs que tu y sois allée pour ça ou non tu as réfléchi sur les mots à employer pour te décrire. A ce stade je te confie que je sais que ça te choques que je te traite de "grosse" comme ça, sans préambule, sans présentation, paf je t'envoie ça en pleine tronche; c'est dégueulasse. Oui parce que toi, tu as longtemps hésité sur le mot à utiliser: voluptueuse ? Non ça fait chaudasse. Carrée? Non tu n'est pas pilier de rugby. Ronde? Ça fait édulcoré. Obèse? Oui, c'est le mot qu'emploient les médecins quand ils veulent te faire peur, te faire réagir (oui parce que si tu ne perds pas vingt kilos, là, de suite, c'est que tu n'as pas réalisé) et puis ils peuvent même rajouter "morbide", fais gaffe ! Réagis ! Bref tu n'arrives pas à endosser le mot "grosse" avec son cortège de connotations négatives mais pourtant c'est celui qui convient.

6. Tu es un malade imaginaire, non pas comme celui de Molière, je dirais plutôt un malade potentiel alors. On t'a dit et répété que ton surpoids allait engendrer un tas de soucis de santé, on t'a peut être même interdit des activités "trop dangereuses"; ou déconseillé de faire certaines autres car tu n'y arriverais pas. Résultats: la première fois que tu as dansé plutôt bien tu n'en es pas revenue toi même, tu es la première surprise de réussir à monter quatre étages sans mourir et quand tu as reçu tes premières analyses tu as eu envie de les afficher sur écran géant pour prouver à la face du monde que ton diabète et ton cholestérol étaient tout à fait normaux.

7. Tu as parfois une attitude hostile au monde, on t'a reproché d'être agressive, énervée, chroniquement agacée quand tu sors de chez toi. Mais toi, secrètement tu sais que c'est le monde qui t'est hostile. A commencer par le mobilier et les infrastructures. Oui, déjà à l'école, à cause des casiers sous les tables tu ne pouvais pas croiser tes jambes. Après ça a continué dans les bus ou les trains dans lesquels tu as développé la souplesse d'une danseuse orientale pour faire slalomer ton bassin dans l'allée centrale et celle d'une contorsionniste pour que tes cuisses ne frottent pas celles des voisins. Sans parler des sièges de voiture semi-baqués ou de ceux de certains cinémas qui te forcent à aimer le contact humain.

8. Tu as du mal à manger en public, tu culpabilises ou du moins tu n'apprécies pas. D'abord parce que tu vois que certains te regardent, parce que tu imagines que certains te désapprouves (de manger, t'es sérieuse ?) parce que tu vas modifier ton menu en fonction de ce qui paraîtra le plus adapté à ta condition et ne pas profiter du plaisir de la gastronomie. Tu as le sentiment de devoir te justifier, quoi que tu choisisses, si tu prends léger tu vas devoir expliquer que tu manges moins qu'on le croit; si tu prends gras tu vas devoir dire que ce n'est pas ton habitude....un casse-tête ! Ça t'énerve d'avance.

9. Tu te mesures aux autres grosses que tu croises. C'est inévitable... tu sais que c'est malséant mais tu le fais...et les autres le font. Tu as déjà croisé le regard évaluatif de ces autres. Tu n'as jamais vu de mannequins de ta taille, tu ne sais pas vraiment quelle est ta taille de toutes façons...le reflet de ton miroir te trompes. Alors quand tu croises une autre grosse dans la rue tu jauges, tu calcules, parfois même tu te regardes. Suis-je comme elle ?

10.On te l'as souvent dit...gentiment, moins gentiment, avec hypocrisie ou pour te blesser mais ce mot tu l'as entendu. Alors il serait temps de le faire tiens. Allez je suis grosse, et alors?